Quand Michel Tremblay est arrivé sur le tapis rouge du film Nos Belles-Sœurs lundi soir à la Place des Arts, la foule l’a applaudi spontanément. Longuement. Chaleureusement.
Vous ne pouvez pas savoir à quel point ce moment m’a touchée: comme si le public remerciait Tremblay d’avoir donné, il y a 56 ans, la parole aux femmes du Québec. D’avoir trouvé pour décrire leur aliénation «les mots pour le dire». Comme si on le remerciait d’avoir créé cette pièce qui a réellement permis de «déniaiser» le Québec.
LE VRAI MONDE?
À la première de lundi, René Richard Cyr, scénariste et réalisateur, nous a dit, quelques secondes avant le début du film: «J’espère que “nos” belles-sœurs» deviendront «“vos” belles-sœurs». Et c’est exactement ce qui s’est produit. L’intériorité de Geneviève Schmidt (dans la scène finale), la profondeur de Véronic DiCaire (dans sa chanson Johnny), les mille et une nuances de jeu de Jeanne Bellefeuille (qui n’a que 19 ans!), la douleur étouffée d’Anne-Élisabeth Bossé, la gouaille de Pierrette Robitaille, le solo de Debbie-Lynch White, j’ai été bouleversée par toutes leurs performances.
Mais ce qui m’a surtout touchée, c’est de voir que toute une génération de jeunes Québécoises va pouvoir, à travers ce film, mesurer l’immense chemin parcouru par les femmes québécoises.
Toutes les néo-féministes qui se plaignent de micro-agression parce qu’un gars les a regardées de travers ou qui se roulent en boule parce qu’un homme les a interrompues dans une réunion devraient aller voir le film.
Elles se rendront compte à quel point on vient de loin. Les belles-sœurs de Michel Tremblay étaient des femmes aliénées, opprimées, reléguées à la sphère domestique, leur cuisine, leur cour, leur galerie. Tremblay leur fait répéter comme un mantra qu’elles ne sont «pus capables» de cette «maudite vie plate».
Enchaînées à leurs machines à laver le linge («les robes, les jupes, les bas, les chandails, les pantalons, les canneçons, les brassières, tout y passe»), prisonnières de la préparation des repas («toujours la même maudite affaire»), trois fois par jour, tous les jours. Ou forcées, comme Rose Ouimet, de coucher avec leur mari matin et soir, chaque jour de l’année, chaque année («maudit cul!»). Humiliée de devoir quêter quelques minutes de liberté à leur mari pour aller jouer au bingo «une fois par mois».
C’est quand même ironique que ce soit, en 1968, un homme (Michel Tremblay) qui ait su si bien tendre un miroir aux femmes et que ce soit un homme (René Richard Cyr) en 2024 qui leur tende le miroir de leur évolution.
MES TIMBRES! MES TIMBRES!
En 1968, après avoir assisté à la première des Belles-Sœurs, le critique de théâtre de La Presse Martial Dassylva avait écrit un texte assassin. Il était choqué de voir le joual faire irruption sur scène.
«Devant la grossièreté et la vulgarité de son texte, je ne puis m’empêcher de penser que la direction du Rideau Vert a peut-être rendu un mauvais service à l’auteur en acceptant de produire sa pièce».
Cinquante-six ans plus tard, devant une salle pleine à craquer qui ovationnait le film réalisé à partir de son œuvre, Michel Tremblay a peut-être eu sa plus douce vengeance: ses belles-sœurs sont maintenant immortelles.