L’individu responsable du développement d’Ivan Demidov en Russie, Roman Rotenberg, est un homme de hockey qui n’en est pas tout à fait un, et dont l’ascension est fortement teintée de népotisme.
L’entraîneur-chef du SKA de Saint-Pétersbourg dans la KHL, 43 ans seulement, est-il pour autant un néophyte du hockey, un incompétent en train de bousiller le plus beau joyau des Canadiens de Montréal? Le portrait est plus nuancé.
Les partisans du CH détestent Rotenberg. Et pour cause. Malgré ses huit points en 12 matchs dans la KHL, le jeune attaquant a été limité à 7 min 32 s contre le Red Star de Kunlun dimanche, puis à 4 min 7 s face au Dinamo de Minsk, jeudi. Samedi, il amorçait le match contre le Severstal de Cherepovets comme 13e attaquant.
Lorsqu’au mois de janvier 2022, Rotenberg, alors vice-président du SKA, a pris la place du réputé Valeri Bragin derrière le banc de l’équipe, l’affaire a créé une commotion en Russie. Rotenberg, un homme d’affaires, avait jusqu’ici occupé des rôles de gestionnaire, mais il n’avait aucune expérience dans le hockey professionnel en tant que joueur ou entraîneur.
Rotenberg se comparait à Jose Mourinho et jurait que les 800 matchs qu’il a visionnés depuis 2014 – de la petite bière pour le Québécois moyen – représentaient une expérience précieuse qui allait profiter au SKA.
«Quand les choses se sont corsées pour le SKA, les médias d’opposition se demandaient : “C’est un clown ou quoi?” Des journalistes parlaient d’un cirque. Mais ces mêmes médias ont adouci leurs propos à son endroit avec le temps», nuance au TVASports.ca Jean Lévesque, professeur au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui enseigne l’histoire de la Russie, de l’URSS et du sport international.
Pour mieux comprendre le fil des événements, retraçons le parcours de l’une des personnalités les plus fascinantes en Russie. Alors, qui est Roman Rotenberg?
Fils d’un ami d’enfance de Poutine
Rotenberg n’est pas né dans n’importe quelle famille. Il se trouve à être la progéniture de l’oligarque Boris Rotenberg, un ami d’enfance de Vladimir Poutine et un partenaire de judo du président russe.
«En 1991, ça faisait vraiment dur en Russie. Boris a quitté pour la Finlande avec ses deux fils et sa femme, une Finlandaise. Le petit gars, Roman, jouait déjà au hockey en Russie et il a continué de jouer à Helsinki au moins une dizaine d’années», raconte M. Lévesque.
Sur la glace, on se moque de lui. Il se fait traiter de «Rusak», une insulte péjorative proférée contre les Russes pour les désigner de barbares de l’Est.
«Arrivé à l’université, il va étudier en Angleterre pour obtenir son diplôme en affaires internationales, poursuit M. Lévesque. Il obtient même la citoyenneté britannique. Son père tente de le faire rentrer chez Barclay’s, une grosse banque.»
Retour au bercail
En 2005, Roman Rotenberg entreprend finalement de retourner en Russie. Le polyglotte commence à travailler pour Gazprom Export, le géant de l’industrie gazière au pays. Il y rencontre Alexander Medvedev, le fondateur de la KHL.
«Sous Medvedev, Roman était deuxième vice-président de Gazprom. Il s’occupait du marketing et du recrutement de gros clients, explique M. Lévesque. Il faut comprendre que la KHL est très, très intimement liée à Gazprom [le SKA est d’ailleurs financé massivement par l’argent du pétrole, NDLR].»
De fil en aiguille, Rotenberg devient directeur adjoint du marketing de la KHL. Puis en 2011, le président du SKA, Gennady Timchenko, un très proche ami de Poutine (tiens, tiens), le nomme vice-président de l’organisation.
Rotenberg commence alors à implanter sa vision.
«Il a une idée, celle de faire au SKA ce qui avait été fait avec le CSKA de Moscou durant l’époque soviétique. Il veut faire du SKA le fondement de l’équipe nationale russe, approfondit M. Lévesque. Vladislav Tretiak va le nommer vice-président de la fédération de hockey russe pour améliorer les relations entre les clubs de la KHL et la “fédé”.
«Ce faisant, il concrétise la place du SKA dans l’équipe nationale. Sur l’équipe des Jeux olympiques de 2018 qui gagne la médaille d’or, ils sont 15 du SKA!»
Janvier 2022 : onde de choc. Rotenberg, toujours vice-président du SKA et de la fédération russe, remplace Valeri Bragin, entraîneur des plus réputés en Russie, derrière le banc.
Les seules lettres de noblesse de Rotenberg dans le coaching? Un diplôme d’entraîneur à Omsk qui aurait été obtenu par correspondance. N’empêche, les résultats suivent. Le SKA est éliminé en finale de conférence, mais termine la saison suivante (2022-2023) au premier rang du classement général, avec une large avance sur ses poursuivants, avant d’être encore battu en demi-finale.
C’est lors de la saison 2023-2024 que les choses se gâtent. Le prometteur Matvei Michkov moisit sur le banc – scénario familier pour le partisan du CH – lors du premier match de la campagne avant d’être retourné à Sochi. Le SKA connaît son pire début de saison en 15 ans avec seulement deux victoires après sept matchs.
«Les questionnements à son endroit étaient très, très forts, rapporte le professeur Jean Lévesque. Il liait les insuccès de l’équipe à la qualité de la glace. Les médias d’opposition basés dans les pays baltes ont attaqué sa crédibilité. Mais le SKA s’est ressaisi par la suite.»
Quand le SKA met fin à une séquence de cinq défaites avec une victoire de 4-1 contre le Severstal de Cherepovets, Rotenberg propose une métaphore douteuse avec la fin du siège de Léningrad, ce qui lui vaut des critiques d’un ancien entraîneur-chef de l’organisation, Vyacheslav Bykov : «Il est impossible et immoral de comparer de telles choses», réagit-il, tel que cité par RIA Novosti.
Pas un idiot
Rotenberg a tout l’air d’un drôle d’énergumène. Il est bien des choses, en fait. Mais pas un idiot.
«Je pense que les fans sont un peu dans le champ, prévient M. Lévesque. Rotenberg, il connaît le hockey. Ce n’est pas Tretiak. Mais de dire qu’il va “scrapper” le développement de Demidov, je pense que c’est un peu fort…»
D’ailleurs, «même les médias d’opposition se sont un peu réconciliés avec son passage derrière le banc» au vu des performances du SKA, note le professeur.
«Mon opinion, c’est qu’il connaît quand même un peu de quoi il parle, ajoute-t-il. Est-ce que c’est lui qui “coache” vraiment? Je ne sais pas. Et oui, la gang à Poutine en mène large dans la KHL.»
Tretiak lui a confié la vice-présidence de la fédération russe et Rotenberg a livré avec l’or en 2018. Puis, le SKA ne fait pas mal sous sa férule.
Sur le plan des affaires, il a amené le SKA au sommet de la KHL, surpassant le CSKA de Moscou pour en faire l’équipe la plus proche de Poutine et de l’État.
Si Rotenberg n’est pas un néophyte du hockey, il y aura toujours un doute qui persistera sur la limite de ses connaissances sportives. Les résultats sont là, mais le SKA est après tout l’équipe la plus fortunée et la plus favorisée par le régime. Les meilleurs joueurs y sont orientés, comme c’était le cas pour l’Armée rouge à l’époque. C’est un avantage non négligeable.
«Le marketing sportif, il connait ça. Le côté affaires du hockey, il le connait. Le côté sportif, c’est à juger, mais bon. Sans son papa, il ne serait sûrement pas là, mais de dire que c’est un incompétent, c’est aller loin», conclut le professeur Jean Lévesque.