Personne à 16 ans ne devrait mesurer 7 pi et peser 273 lb. C’est le cadeau, parfois empoisonné, que la nature a donné au défenseur Alexander Karmanov, timide géant au potentiel incalculable ayant quitté la Biélorussie pour poursuivre son développement aux États-Unis. Il est, jusqu’à preuve du contraire, le plus grand hockeyeur au monde, selon les données que nous avons pu colliger.
Lorsque nous avons sollicité l’immense répertoire d’Elite Prospects pour le confirmer, la base de données nous a recraché seulement deux joueurs actifs supposément plus grands que Karmanov: Eron Mitchell, qui ferait 7 pi 2 po, dans la BCHL, et Xavier St-Hilaire, gardien de 7 pi de l’Académie Ste-Thérèse. Après vérification auprès des équipes toutefois, Mitchell fait plutôt 6 pi 8 po et demi et St-Hilaire, 6 pi seulement. Karmanov règne en roi et maître chez les géants du hockey.
«Il sera une figure connue de la Ligue nationale de hockey pendant une douzaine d’années», lance audacieusement au bout du fil Matt Reid, son entraîneur avec l’escouade des 16 ans et moins des Knights de Wilkes-Barre/Scranton au niveau AAA.
Dans plusieurs années on pourrait, qui sait, le célébrer comme l’héritier de Zdeno Chara. Mais pour l’heure, sa seule présence terrifie les adolescents de l’autre côté de la patinoire. Imaginez: chacune de vos mises en échec se transforme en coup à la tête malgré vos meilleures intentions. Vos lancers frappés à une centaine de miles à l’heure sifflent les oreilles de vos coéquipiers, obligés de se camper devant le filet.
«Après trois matchs, on s’est demandé si Sanya [de son surnom] allait terminer la saison, confie Reid, qui en a eu des maux de tête. Il s’est fait expulser des premier et troisième matchs. USA Hockey inflige des punitions sévères à quiconque accumule abusivement les punitions.
«Rapidement, notre priorité a été de s’assurer qu’il passe à travers la saison.»
Une énigme
Si Karmanov n’était qu’un géant malhabile comme un autre, sa taille ne serait qu’une excellente anecdote dans le monde du hockey. Mais, allez savoir pourquoi, Karmanov patine avec grâce du haut de ses 7 pieds, ce qui défie toute logique.
Ce n’est pas une ballerine se produisant au Théâtre Bolchoï, mais presque. Certaines images témoignent de son adresse. On le voit se mouvoir, un patin dans les airs, avec une certaine aisance, enchaînant pivots et chassés-croisés.
«J’ai vu une photo de lui datant d’il y a deux ans, et il était plus petit que son père de 6 pi 2 po, souligne Reid. Ce qui est curieux dans le cas de Sanya, c’est que même après deux immenses poussées de croissance, il se déplace avec coordination et il est athlétique.
«Laissez-moi vous dire une chose, j’ai travaillé avec plusieurs jeunes de son âge qui étaient assez grands. Leur démarche était maladroite. Sanya est une énigme pour moi.»
Pourtant, Reid ne se gêne pas pour essayer de sortir Karmanov et ses jeunes de leur zone de confort.
«J’organise régulièrement des exercices de power skating, raconte l’homme de hockey. Et je veux que mes jeunes tombent. Je veux qu’ils soient inconfortables. Mais Sanya est aussi adroit que nos joueurs de taille normale. Je ne comprends même pas comment c’est possible, à 7 pi.»
Unicité
Reid a beau avoir joué au niveau professionnel et supervisé le développement d’une tonne d’adolescents, rien n’aurait pu le préparer à l’arrivée de Sanya.
En fait, un entraîneur dans toute sa vie n’aura logiquement jamais la chance de diriger un joueur de 7 pi. C’est une anomalie.
D’abord, il y avait les bâtons. Karmanov ne pourra jamais emprunter l’outil d’un de ses coéquipiers s’il casse le sien.
Ses bâtons sont différents de tout ce que vous avez vu en vous promenant dans les arénas. Pour vous donner une idée, voici l’un d’eux, juxtaposé à celui d’un coéquipier de 6 pi 1 po. Du délire.
«Tu as beau lui donner les plus grands bâtons offerts, il doit ajouter une rallonge de 2,5 po.»
Encore faut-il que cette grande perche résiste à la force qu’on lui applique. Parce que Karmanov n’est pas longiligne, «il est déjà bâti comme un homme», nous rappelle Reid.
«Il a dû casser 30 bâtons depuis le début de l’année, juste en effectuant des tirs. Au magasin, l’indice de flexion le plus élevé disponible est de 110. Il y a des joueurs professionnels qui jouent avec des bâtons à 115 ou 120. Sanya avait besoin de quelque chose autour de 130 ou 140…»
En guise de référence, Shea Weber a utilisé au cours de sa carrière des bâtons avec un indice de flexion de 130. Quand un analyste a saisi l’un de ses outils, il a eu l’impression d’avoir une barre à clous dans les mains. Karmanov n’a encore que 16 ans. Il est encore très loin de la LNH.
«Ça ne prend pas de temps avant que son bâton ne finisse pas céder, raconte Reid. Écoute, j’ai joué au niveau professionnel au cours de ma trentaine à de hauts niveaux et je ne sais pas si j’ai vu un tir aussi lourd. Je n’ai pas vu des ralentis de son tir, mais à l’œil nu, tu peux voir le bâton plier.»
Dans les entraînements, cela pose problème.
«Je dois supplier à nos jeunes durant les séances de se positionner devant le filet. Mais quand c’est lui qui s’élance, on a, disons, de différents règlements…»
Injuste pour lui
Mesurer 6 pi 4 po rend la vie beaucoup plus agréable, à bien des égards. Mais être aussi hors-norme vient avec sa part d’embûches. Karmanov a notamment dû apprendre à jouer physique dans la mesure du possible, sans risquer d’anéantir un rival de 5 pi 7 po.
«Tous les arbitres craignaient que les joueurs de l’autre côté soient morts de peur s’ils n’appelaient pas des pénalités contre lui, explique Reid. On a essayé de leur faire comprendre que ses coups ne cachent pas une intention malveillante.
«Karmanov s’est bien ajusté. Depuis son cinquième match, je ne crois pas qu’on lui a décerné plus de deux pénalités dans une rencontre. S’il garde son bâton sur la glace et qu’il n’étire pas ses bras, il est correct. Il ne peut pas vraiment être puni.»
Il y a pire, toutefois. Il y a le fait d’être constamment traité comme une attraction au zoo.
Karmanov ne peut passer inaperçu nulle part. Quand il a le malheur d’arriver en retard à un entraînement, son absence est flagrante et envoie un mauvais message à ses coéquipiers.
«L’autre jour, j’ai dû le prendre à part après un entraînement. Il était arrivé une minute trop tard. Si ç’avait été un autre joueur, je n’aurais peut-être rien fait. Mais lui, quand il n’est pas là, tout le monde est comme: “Où est Sanya? Où est le grand gars?” Et honnêtement, ce n’est pas juste.
«Parce qu’il est grand, nos attentes le sont tout autant. Mais parfois, il faut que je me rappelle que, même s’il n’a rien d’un gars de 16 ans physiquement, il a 16 ans entre les deux oreilles. Et il fera des erreurs que font les jeunes de 16 ans.»
Karmanov se passerait bien, parfois, de toute cette attention. De ces regards ébahis dès qu’il met le pied dans un aréna.
«Il est naturellement timide, mentionne son entraîneur. Il se sent observé. Mais nos gars l’adorent et ils se promènent avec lui comme une meute. Ils sentent qu’ils participent à quelque chose de spécial en le côtoyant. Ils s’estiment choyés de jouer avec lui.»
La bonne attitude
S’il continue de se développer, Karmanov devra s’habituer à être la bête de cirque. L’attention à son endroit ne fera que croître lorsqu’il rejoindra dans quelques années l’Université Penn State. Il deviendra à ce moment-ci le plus grand joueur à avoir foulé une glace de la NCAA.
On est pour le moment très loin du produit fini. Même si les outils de Karmanov sont alléchants, il y a un danger de prendre de mauvais plis en affrontant constamment des joueurs de la moitié de sa taille.
«Je crois qu’il a pu faire l’impasse sur certains détails que l’on aimerait voir dans son jeu en utilisant sa portée, avoue Reid. Il s’est entraîné avec notre équipe de la United States Premier Hockey League, au niveau supérieur, et tu vois qu’il est un peu à la traîne en termes de vitesse.»
L’autre piège: Karmanov suscite tellement de fascination. Il pourrait en conclure qu’il est ce genre de surhomme qui atteindra facilement le plus haut niveau.
«J’avais peur qu’on lui ait dit qu’il est déjà trop bon, confie Reid. Quand tu reçois autant d’attention à cet âge, ça peut être malsain. Mais il est dévoué. Il a travaillé d’arrache-pied sur son anglais. On est capables d’avoir un dialogue. Il simplifie tellement mon travail.»
C’est en raison de cette profonde conviction selon laquelle Karmanov redoublera d’efforts pour raffiner son jeu, entre autres, que Reid est convaincu que son poulain jouera dans la LNH.
«Il ne va pas arrêter de progresser, promet-il. Il est motivé. Il demeure un diamant brut.»
Les recruteurs du circuit ne sont jamais trop loin, d’ailleurs.
«Je découvre que j’ai de nouveaux amis qui sont recruteurs dans la LNH, rigole Matt Reid. J’ai parlé à quatre d’entre eux au Combine de la USHL à Pittsburgh. Si tu travailles dans la LNH, tu ne peux juste pas l’ignorer, c’est ça la réalité.
«Il n’y a aucun joueur sur cette planète qui mesure 7 pi et qui patine comme lui.»